Le rocher de Joseph et le cercle de l’oubli
Une nouvelle inspirée de la jeunesse et des croquis oubliés de Joseph Pagnon
I. Le rocher
Il n’y avait pas encore de château.
Juste un mont sauvage, piqué de ronces, de pierres grises et des pans de murs en ruine,
que Joseph Pagnon appelait « mon rocher ».
Chaque fois qu’il revenait à Saint-Uze, le jeune homme s’y rendait avec son carnet de
croquis. Là-haut, le vent soufflait parfois comme un vieux prêtre, et les ruines d’un
ancien couvent du fief de Vals — tout juste des pierres effondrées — partageaient la
colline avec les vestiges circulaires d’une ancienne tour. Ce sont ces pierres-là qui
accueilleront, bien plus tard, le château actuel.
Mais Joseph, lui, les voyait vivantes.
Il disait parfois à sa mère :
« Le rocher me parle. Pas avec des mots, mais avec des formes. Il me montre ce que
les gens ont oublié. »
II. Les pierres et le sang
Un jour, en fouillant entre deux dalles fendues, il découvrit un morceau d’étoffe noué
autour d’un petit cylindre d’étain.
À l’intérieur : un parchemin à demi effacé, et une phrase encore lisible en latin :
« Valis custodit quod rex perdidit. »
(Vals garde ce que le roi a perdu.)
Il en fit un dessin dans son carnet. Un moine penché sous une arche. Un objet enterré.
Une tour écroulée.
Le soir même, il fit un rêve étrange.
Un moine en bure blanche — les yeux bandés, les bras tendus — errait entre les ruines
en murmurant des prières oubliées. Dans sa main, il tenait une pierre plate gravée
d’un cercle et d’un nom effacé.
Joseph se réveilla en sueur.
Il alla droit à son carnet et, à la lumière d’une bougie, traça un cercle parfait.

III. Le cercle disparu
Quelques mois plus tard, il tomba malade.
Une fièvre lente, étrange, comme si quelque chose l’appelait ailleurs.
Il n’eut plus la force de monter au rocher.
Avant de mourir, il demanda que ses carnets soient conservés dans une niche du
domaine. On les oublia.
Le terrain fut vendu. Un château s’éleva sur les fondations de l’ancienne tour et une chapelle sur le mur d’un ancien
couvent.
Le cercle, cette tour oubliée, fut englouti sous de nouvelles pierres .
IV. Un siècle plus tard
En rénovant une dépendance du château, un artisan mit au jour une dalle creuse.
Derrière, un petit cylindre d’étain.
À l’intérieur, un carnet noirci, couvert de croquis et d’étranges symboles
circulaires.
L’un des dessins représentait une scène étrange : un moine, seul, face à une tour
effondrée.
En légende :
« Ce qu’on oublie attend dans le silence. »
Ce carnet fut attribué à Joseph Pagnon, mort à 24 ans, inconnu du grand public.
Mais pour ceux qui lisent entre les pierres, c’est encore lui qui veille sur le rocher.
© Dali Berthois, 2025
Le rocher de Joseph et le cercle de l’oubli

Croquis original attribué à Joseph Pagnon
Joseph Pagnon (1824 – 1848) fut un jeune artiste originaire de Saint-Uze, dans la Drôme. Issu de la famille Revol, célèbre pour sa porcelaine, il passa l’essentiel de sa jeunesse à Lyon, où il étudia la peinture auprès des frères Flandrin, élèves d’Ingres et figures majeures du romantisme religieux.
Lors de ses retours à Saint-Uze, il retrouvait le site « son rocher”, qu’il appelait ainsi avec tendresse. Ce lieu, aujourd’hui occupé par la chapelle Saint-Joseph de Vals et le château de Rochetaillée, n’était alors qu’un terrain sauvage parsemé de ruines : celles d’un ancien couvent et d’une mystérieuse tour circulaire. Il en réalisa plusieurs croquis, sensibles et silencieux, dans ses carnets.
Mort prématurément à l’âge de 24 ans, Joseph Pagnon laisse une œuvre rare, mais chargée d’âme. Son regard continue de traverser les pierres du domaine qu’il n’a jamais vraiment quitté.
Nous adressons nos plus sincères remerciements à Corinne Deygas, présidente de l’association À la rencontre du passé, pour son travail passionné de recherche, de transmission et de mise en valeur du patrimoine local, et notamment pour avoir fait émerger la mémoire de Joseph Pagnon et ses œuvres.
Grâce à elle, un hommage concret lui est désormais rendu au musée des Beaux Arts de Lyon.
Une petite chambre attenante à la suite baroque de Laurent Amodru porte désormais le nom de Joseph Pagnon, au cœur du château de Rochetaillée à Saint-Uze.