Les Dames de Rochetaillée


Au cœur de la Drôme, niché entre les arbres centenaires et les murmures de la Galaure, le château se tenait, sobre et digne. Ce n’était pas encore un lieu d’accueil pour les voyageurs venus chercher calme ou beauté. C’était un havre plus discret, plus grave : un hospice de charité dédié à Saint Joseph, tenu par des femmes silencieuses et fortes, drapées de noir et de blanc, les Sœurs de Saint-Joseph de Saint-Vallier.

On les appelait ici les Dames de Rochetaillée.

Chaque matin, dès que la lumière effleurait les créneaux de la tour, une cloche douce résonnait dans la cour. Sœur Brigitte, la première à avoir posé ses pas sur les dalles froides du château, ouvrait la grande porte de bois qui grinçait comme une plainte ancienne. Elle avait la foi dans les mains, et une tendresse presque païenne pour les pierres du lieu.

« Chaque âme qui franchit ce seuil doit repartir plus légère », répétait-elle, en caressant le linteau comme s’il respirait.

L’hospice accueillait une vingtaine de pensionnaires : des anciens du village, des invalides oubliés par les familles, des femmes seules à l’hiver de leur vie. Ils trouvaient là un lit, une soupe, des prières — et une paix sans ostentation.

Dans la grande salle au rez-de-chaussée, autrefois salle d’armes, les sœurs soignaient, recousaient, écoutaient. Un jour, un ancien maître d’école, à moitié paralysé, fut amené par la charrette municipale. Il ne parlait plus depuis des mois. Et pourtant, chaque soir, Sœur Marie-Aimée lui lisait des poèmes de Verlaine à voix basse. Au bout de quinze jours, il se mit à pleurer.

« Ce ne sont pas les mots », dit-il un jour en chuchotant, « c’est la façon dont elle les regarde. »

Un jour, lors d’une crue mémorable de la Galaure, les eaux en furie emportèrent le petit pont qui menait à la chapelle.
Les sœurs, à pied d’œuvre malgré l’eau glacée, formèrent une chaîne humaine pour sauver les archives, les icônes et les marmites.
Une photo ancienne en témoigne encore : dix sœurs alignées, robes trempées, regards obstinés.
Comme des statues de foi, ancrées dans la pierre et dans le devoir.

L’été, les portes s’ouvraient sur le jardin potager, entretenu avec fierté par Sœur Hélène, qui parlait aux tomates et bénissait les courgettes.
Les pensionnaires, installés sur des bancs en pierre, regardaient les cygnes glisser sur la Galaure en contrebas, dans un silence rempli de souvenirs.

Mais parfois, le silence cédait la place à des scènes plus… inattendues.

Un jour, la poule de Sœur Hélène, une petite bête têtue nommée Joséphine, s’échappa du poulailler pour venir se percher — comme à son habitude — sur le banc préféré de Monsieur Baptiste, un ancien gendarme à l’échine raide et à la moustache sévère.

« Ce banc est affecté à mes lombaires, pas à son croupion ! »

râlait-il, en brandissant sa canne, pendant que la poule le fixait avec une placidité de marbre.

Sœur Hélène, imperturbable, assurait que c’était « le Saint-Esprit qui la guidait là ».

Un matin, sous les yeux ébahis de tout le monde, Joséphine pondit un œuf directement entre les mains de Monsieur Baptiste.
On raconte qu’il n’a plus jamais osé s’y asseoir… mais qu’il a mangé l’œuf, « par esprit de conciliation ».


Quand les vents de modernité soufflèrent sur la région et que l’hospice perdit sa vocation, les sœurs partirent, une à une, vers d’autres missions, d’autres douleurs à soulager. Mais elles laissèrent dans la pierre une lumière discrète, que seuls ceux qui écoutent très bien peuvent encore ressentir aujourd’hui.

Si vous vous promenez dans le parc, au petit matin, lorsque la brume lèche encore les graviers, vous entendrez peut-être une cloche… ou une voix murmurant un vers oublié.

Et si vous entrez dans la chapelle et posez la main sur la pierre de l’autel, vous sentirez encore battre le cœur discret des Dames de Rochetaillée.

Une nouvelle romancée et inspirée de faits réels
par Dali Berthois © 2024

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